Inédit, retrouvez le dossier de Thibault Kerlirzin sur le Wilderness à raison de deux nouvelles parties par semaine sur vingt.
Cinq ans à peine après le rapport Meadows de 1972 se tint le premier congrès international du Wilderness, amené à tenir des éditions successives jusqu’à nos jours. Les profils qui s’y côtoient et les thématiques abordées s’inscrivent dans la droite ligne des thèses d’Hardin sur la tragédie des communs. La Fondation Wild a par exemple cofondé Rewilding – The Global Alliance, qui est un partenaire d’implémentation du programme décennal (2021-2030) des Nations unies sur la restauration. Son codirecteur, Karl Wagner, a travaillé pendant plusieurs années pour WWF International 1 mais aussi pour le Club de Rome 2. À l’instar de la Global Commons Alliance, Rewilding a choisi une citation de Sir David Attenborough, qui appelle à « réensauvager » (rewild) le monde. Cette référence n’est pas anodine. Dans sa section dédiée aux Youth Rewild – sa branche jeunesse –, Rewilding publie des vidéos réalisées par le WWF ainsi que par le Forum de Davos, avec à nouveau Sir David Attenborough.
Déjà mentionnés dans notre article du dossier Écocide sur la Global Commons Alliance, Wagner et Sylvén – en tant que consultants – comme Vance Martin, président de la Fondation Wild depuis sa création, sont membres de Nature Needs Half, une organisation qui demande à transformer la moitié de la planète en régions sauvages et qui a été fondée par la Wilderness Foundation Global, organisme à l’origine des congrès internationaux sur le wilderness depuis 1977. Parmi les partenaires de Nature Needs Half figurent entre autres la Fondation Leonardo DiCaprio, les diverses fondations Wild, mais aussi Google Earth Outreach. Loin d’être une idée farfelue, cette volonté d’une planète à moitié sous le régime du wilderness se retrouve au sein des Nations unies. Pour le versant océanique, Catherine Le Gall rappelle en effet que depuis 2018, l’organisation mène des négociations internationales « pour aboutir à un traité concernant la haute mer, qui se trouve au-delà de 370 km des côtes et qui couvre 60% des océans du globe » 3. Nous verrons par la suite que, par gradualisme, cette volonté de pouvoir agir de plus en plus, légalement, sur ces vastes espaces, mène sans équivoque vers leur inaccessibilité au grand public.
Par ailleurs, ces congrès ont eux aussi contribué à paver la route vers une exploitation financière de la nature, toujours sous prétexte de conservationnisme. Des communs, nous passons progressivement au wilderness et à son vœu de privatisation ou de promotion de la restauration de zones entières de la planète. Suivront les opportunités financières de ce modèle économique.
La fin des années 1970 a vu l’émergence de sommets internationaux réguliers consacrés à la question de la nature sauvage. Si ceux-ci n’ont pas lieu tous les ans, ces rencontres organisées par la Wilderness Foundation Global sont cependant récurrents et se poursuivent à ce jour. Le dernier en date, initialement programmé pour 2020 mais reporté à une date indéterminée pour cause de COVID, est le 11e du nom depuis son lancement en 1977. Leur influence, quoiqu’apparemment discrète 4, est certaine, comme en témoignent leurs accomplissements revendiqués ainsi que les profils des participants. Parmi ces derniers, nous retrouvons notamment des personnalités aux motivations à première vue ambivalents. Sur la capture ci-contre qui rapporte des collaborateurs actuels, nous pensons par exemple à 1) Jane Goodall, partisane d’un retour de la population mondiale à 500 millions d’êtres humains 5 2) Gro Harlem Bruntdland, rapporteuse du rapport du même nom qui a gravé dans le marbre le développement durable, mais surtout proche du Canadien Maurice Strong, agent d’influence nord-américain et protégé de la famille Rockefeller 6.
Par ailleurs, si en 1977, la question du « capital naturel » et de la quantification financière des services écosystémiques et de son exploitation par les marchés semblait inexistante, la question économique était déjà bien présente. Ces congrès, syncrétiques et à vocation mondiale au regard de la variété des secteurs des intervenants, ont en effet dès le départ accueilli des acteurs économiques de poids.
Pour autant, s’ils ont contribué à une dynamique, ces congrès ne sont pas à l’origine du Wilderness, un vieux concept américain. Dès 1964, le Congrès américain avait en effet voté le National Wilderness Preservation System Act, qui désignait 4 millions d’hectares comme ayant le statut permanent de wilderness. De nouvelles zones (71) furent ajoutées au cours de la décennie suivante. Au total, en 1976, veille de ce premier congrès, le système du wilderness américain (intégrant l’Alaska) se constituait de 127 zones pour un total de 5,3 millions d’hectares, avec une centaine de zones supplémentaires en attente d’évaluation. Soulignons néanmoins que, comme l’a rappelé Scott C. Whitney dans son discours à ce premier congrès, si des activités comme l’exploitation du bois, le commerce ou les structures et véhicules humains étaient presque toujours interdits, l’exploitation minière et le pâturage restaient autorisés.
Au cours des années 1970, de nombreuses nouvelles lois sont entrées en vigueur pour encadrer l’exploitation et la dégradation de l’environnement. Nous en citerons plusieurs telles que rapportées par Whitney, dans la mesure où nous les retrouvons intégrées, pour certaines, au « capital naturel » qui cote aujourd’hui la valeur du vivant 7 : dispositions protégeant les valeurs historiques, culturelles et esthétiques, loi sur les sanctuaires estuariens, gestion des zones côtières, conservation et récupération des ressources, protection des espèces menacées et en danger, contrôle des mines à ciel ouvert 8, protection des mammifères marins, ou encore un contrôle de la génération d’énergie avec un focus sur le nucléaire.
Whitney énonçait par la suite deux problèmes, qui font écho à l’article de Golub & Townsend que nous avons synthétisé supra. Le premier se rapporte aux conséquences du poids économique de telles contraintes environnementales sur les seules entreprises américaines. Le second concerne la levée des capitaux nécessaires à la conformité aux lois et règlements environnementaux existants. Whitney rapporte ici que, selon les économistes et les banquiers, même en l’absence d’exigences environnementales, les États-Unis et les autres pays affronteraient, en 1977 et 1985, un « capital gap », i. e. :
un déficit d’investissement en capitaux nécessaires à la réalisation de niveaux acceptables de productivité, d’emploi et de maîtrise de l’inflation. Le capital gap a par conséquent un impressionnant potentiel d’impact sur la stabilité politique et la sécurité nationale d’une nation 9.
Ce dilemme américain éclaire aisément la nécessité pour la puissance étatsunienne de déployer son influence pour transformer ces objectifs locaux en une problématique mondiale afin de se préserver du déclassement économique que causerait un frein législatif à la compétitivité des entreprises américaines. Cette influence passe en outre, intelligence économique et logique de survie et de dominance obligent, par l’invention et l’imposition de nouveaux mécanismes politiques, économiques et financiers qui permettront aux États-Unis de conserver leur suprématie. Nous pourrions alors parler de géopolitique du wilderness dans la mesure où la volonté de maximiser les surfaces d’érème à « conserver » est un Janus : un visage de paix écosystémique d’un côté, mais un faciès de guerre économique de l’autre.
Si une synthèse intégrale des quelques 2 000 pages de minutes et de documents disponibles de l’ensemble des éditions des congrès mondiaux du wilderness n’est pas réalisable pour le présent format, nous rapporterons les points saillants de certains exposés, en particulier des premières éditions. Nous préciserons ou repréciserons en outre des éléments pertinents relatifs à quelques profils identifiés 10. Il existe bien entendu de nombreuses organisations et congrès touchant à ces questions, mais la place centrale de celui-ci et sa récurrence nous ont arrêté sur ce choix. Il nous permet en outre, avec d’autres éléments à l’appui, de rapporter les évolutions des sujets traités.
1 – Tout comme l’autre directeur de Rewilding, Magnus Sylvén.
2 – Nous avons volontairement laissé de côté un aspect du Club de Rome que nous retrouvons lorsque nous étudions l’écologie afin d’en avoir une vue d’ensemble : le millénarisme. En novembre 2005, quatorze partenaires – dont le Club de Rome – ont fondé l’initiative Creating the New Civilization. Nous y retrouvions plusieurs organisations New Age notoirement marquées par l’ésotérisme : World Widom Council, Institute of Noetic Sciences, World Commission on Global Consciousness and Spirituality, Kosmos Journal, etc. Cet aspect, malgré son importance méconnue, excède le champ de la présente étude.
3 – Op. cit., pp.13-14.
4 – À titre d’exemple, sur les réseaux sociaux, la Fondation Wild dispose en février 2024 (mêmes chiffres que fin 2022 pour Facebook et Twitter) de seulement 26K abonnés sur Facebook, 11,1K sur Twitter, et 3,55K sur YouTube.
5 – Cf. notre article « L’héritage Goodall ou les espérance malthusiennes ».
6 – Ce rôle de Strong nous a été confirmé par une source qui a longuement et étroitement fréquenté le couple Maurice & Hanne Strong (ainsi que Laurance Rockefeller), notamment au sein de leur vaste terrain New Age à Crestone, la Fondation Manitou.
7 – Dès ce premier congrès, le directeur du Museum d’Histoire Naturelle Jean Dorst, proche des positions du Club de Rome, parlait déjà des « actifs naturels dont nous tirons notre subsistance ».
8 – Au congrès Wild 2, John W. Lewis préconisait, dans son discours sur « L’extraction minière et la réhabilitation des écosystèmes naturels » : « Une fois que les facteurs pour le développement naturel des zones de réhabilitation ont été mis en place, ces zones devraient être isolées et coupées de toute interférence. Les zones minières fusionneront en fin de compte pour se fondre dans des zones paisibles. »
9 – Voir p. 203 du pdf des minutes du congrès.
10 – Nous serons ici sélectifs, l’essentiel des intervenants occupant des positions d’influence dans leur domaine et disposant d’un pedigree en général étoffé.
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