Sovkhoze vert — Deuxième partie : Club de Rome et naissance de l’écoconvergence
Sovkhoze vert — Deuxième partie : Club de Rome et naissance de l’écoconvergence

Sovkhoze vert — Deuxième partie : Club de Rome et naissance de l’écoconvergence

Inédit, retrouvez le dossier de Thibault Kerlirzin sur le Wilderness à raison de deux nouvelles parties par semaine sur vingt.

Par prudence épistémologique, l’intelligence économique préconise de distinguer les questions objectives (qui, quoi, où, quand, comment) de celle, plus délicate, subjective (pourquoi), qui relève donc de l’interprétation là où les premières découlent de la restitution de données, de leur mise en forme (in-formation) et de leur analyse synthétique. Cependant, une tentative de répondre au « pourquoi » de la progressive (tentative de) mainmise sur les communs fournit des pistes pour s’en défendre mais aussi pour identifier les acteurs qui en sont à l’origine. Nous basculons de ce fait sur un autre narratif que le souci de la planète. En l’occurrence, nous nous sommes tournés vers le passé pour trouver des réponses à une époque où la question du climat et de l’écologie ne souffraient pas encore d’un tabou interdisant leur remise en cause.

Un article d’investigation nous a paru répondre à ce critère en apportant de nombreux éléments étayés et contextualisés. Toujours non traduit à ce jour malgré une publication en 1977 (et des arguments présentés pour la première fois dès 1973), il fut écrit par Robert Golub et Joe Townsend pour Social Studies of Science 1 et s’intitule « Malthus, Multinationals and the Club of Rome ». L’article soutient que l’instabilité du système économique international – et de divers systèmes nationaux – au cours des années 1960 a remis en cause la domination des pays industrialisés sur les pays sous-développés. En parallèle, la montée en puissance des multinationales – néanmoins bancale – aurait forcé la main aux gouvernements en déclin pour instaurer un nouveau régulateur mondial (new world regulator). Les outils déployés par le Club de Rome, à base de dynamique des systèmes et de modélisations pour se donner une caution scientifique (via Aurelio Peccei et Jay Forrester), auraient servi de ce fait d’ « outils de communication et de contrôle » pour se servir de l’opinion publique comme d’un relais. Ceci, pour assurer à terme une nouvelle stabilité monétaire internationale et conserver les rapports de sujétion à l’égard des pays du tiers-monde. L’accélération de la mondialisation était par ailleurs déjà envisagée par Aurelio Peccei : « La philosophie, les intérêts et les opérations des entreprises internationales aideront à créer une société transnationale. » Ces hypothèses nous sont confirmées à la lecture (cf. notre partie dédiée) des minutes des Congrès mondiaux sur le wilderness, où le souci d’une dominance maintenue cherchait à s’articuler aux dispositions touchant les entreprises américaines. En résumé : comment, en changeant de paradigme économique, conserver le leadership sans tuer son économie ni ses entreprises.

Le Club de Rome a été principalement fondé par Aurelio Peccei, un homme d’affaires italien actif dans le commerce international et soutenu par Giovanni Agnelli 2, PDG de Fiat – entreprise active dans la création du Groupe de Bilderberg en 1954 – mais aussi membre du comité international de la Chase Manhattan Bank de David Rockefeller – lui-même cofondateur du Groupe de Bilderberg 3. Le Club de Rome est mentionné dès le départ de l’article comme une pièce maîtresse du dispositif environnementaliste au travers du rapport dit Meadows, Limits to Growth. Ce rapport connut à sa sortie une médiatisation mondiale, notamment grâce à l’appui de plusieurs grandes entreprises. Disposant la finitude des ressources matérielles du monde, il se fondait sur des calculs et des modélisations pour asseoir son argumentaire. Golub & Townsend mettent en lumière que le rapport Meadows s’est inscrit dans un contexte de crise de l’énergie, une instabilité croissante du prix des produits de première nécessité, ainsi qu’un refus de la Cour suprême américaine de permettre aux entreprises pétrolières d’augmenter le prix de vente du gaz naturel. En d’autres termes, soutiennent Golub & Townsend, les besoins des multinationales comme de l’économie internationale avaient besoin d’un changement dans l’organisation politique mondiale, nécessités avec lesquelles les analyses du rapport Meadows seraient implicitement alignées.

Or dans les années 1960, aux États-Unis, les multinationales ont accru leur présence et leur puissance de telle manière que la puissance publique ne disposait plus de leviers suffisants pour réguler et conserver le contrôle du système économique mondial. Ces multinationales, lit-on, étaient aptes à emprunter des sommes colossales. Les ressources dirigées par des entreprises devenaient équivalentes au marché global d’une denrée, accroissant l’instabilité de ce marché. Par ailleurs, la vitesse de gestion et de transfert par les entreprises – notamment sur les taux de change – leur conférait alors une plus grande réactivité et un contrôle de davantage de ressources que la puissance publique, dès cette époque. Quant au rapport Meadows, il fut par la suite critiqué par le Club de Rome lui-même, qui préconisait de s’orienter vers une croissance équilibrée et durable plutôt que vers l’absence de croissance.

Toutefois, le postulat du Club de Rome demeure le même. Là où la théorie malthusienne est une théorie de l’équilibre, celle du think tank de Peccei se veut plus catastrophiste en parlant d’une crise inexorable en raison d’une déplétion des ressources causée en premier lieu par la croissance démographique – soit le néo-malthusianisme. Un discours catastrophiste du même type que celui répété aujourd’hui sur le climat et la planète et qui sert de justification à un agenda correspondant. Selon les organisations, il porte un nom différent. Mais la lecture comparative que nous en avons menées mène à la conclusion que chacun d’entre eux recoupe des réalités partagées : Agenda 2030 pour l’ONU (centre névralgique), Pacte vert pour l’Europe pour la Commission européenne, Great Reset (Grande Réinitialisation) pour le Forum de Davos.

Malthus affirmait que la démographie et les moyens de subsistance restent en équilibre dynamique (en d’autres termes, en homéostasie). En somme, comme le résument Golub & Townsend, Malthus présente une théorie du statu quo :

Dans l’éventualité où l’on observerait une croissance exponentielle de la population, quelle qu’en soit l’époque où le lieu, Malthus soutient que cela constituerait la preuve d’une croissance exponentielle (ou plus rapide) de la capacité de production. Inversement, si le niveau de vie d’une population devait s’accroître, Malthus ne pourrait l’expliquer qu’en disant que la population a choisi de basculer des contraintes sur la croissance démographique fondées sur la difficulté et la misère à des contraintes appuyées sur la restriction volontaire.

Là où Malthus est juste pessimiste, le Club de Rome se montre alarmiste et exige une action rapide. Les auteurs de l’article précisent que les analyses du Club de Rome sous-entendent qu’un contrôle rigoureux de l’économie internationale est impératif.

Golub & Townsend citent à ce titre longuement une lettre de Sicco Mansholt 4 de février 1972 au président de la Commission européenne, auquel il succéda. Mansholt y écrit que les gouvernements nationaux seraient désormais inaptes à garantir une croissance stable de leurs économies. Une crise est envisagée avec d’autres facteurs aggravants : tendances démographiques, production alimentaire, industrialisation, pollution. Il considère par ailleurs les États-Unis comme subissant un déclassement s’acheminant inexorablement vers l’effondrement. En outre, les entreprises sont présentées comme les vainqueurs du rapport de force avec les États-nations, par leur capacité à agir au niveau international, principalement sur le plan monétaire. Pour Mansholt, la réponse à apporter repose sur « une économie rigoureusement planifiée » et un programme adossé aux analyses de Limits to Growth. Avec diverses citations et analyses d’experts de l’époque, Golub & Townsend mettent ensuite en lumière l’inexorable perte de vitesse des États-nations, limités par leurs frontières et leurs contradictions internes là où les entreprises se déploient aisément de manière transnationale et se coordonnent avec des contrôles et des réglementations limités. Les multinationales sont par ailleurs parfois perçues comme les plus aptes, par leur position, à répondre au besoin d’un contrôle à l’échelle mondiale.

La mise en perspective de l’ensemble de ces éléments arrive ensuite, lorsque Golub & Townsend s’arrêtent sur Limits to Growth et plus particulièrement sur le Club de Rome. Ils rappellent notamment que les idées contenues dans le rapport Meadows sont un écho de ce qu’écrivit Aurelio Peccei dans son livre de 1968 [en réalité 1969] 5, The Chasm Ahead. Ce vase communicant est logique : pendant deux ans, le Club de Rome a cherché à nouer des contacts internationaux sans succès. Pour se légitimer et accroître son impact, il s’est donc appuyé, pour le rapport Meadows, sur la dynamique des systèmes de Jay Forrester, pionnier dans ce domaine et dans l’informatique. L’outil de Forrester a été utilisé pour appliquer les données présentées à l’intégralité du système mondial – débouchant sur un financement par la Fondation Volkswagen.

Peccei décrit l’ingénierie du consentement qu’il pratique à destination du grand public :

En décrivant le drame humain contemporain et en défendant cette nouvelle approche j’ai probablement surévalué la menace… Un cri d’alarme ne fera probablement pas bouger l’establishment politique mais l’opinion publique pourrait être la courroie de transmission.

La suite du propos de Peccei représente une sorte de point de départ de la doxa environnementaliste :

[…] les stratégies mondiales et les instruments pour l’utilisation, l’attribution et la gestion des ressources non-renouvelables critiques de la planète sont devenues indispensables ».

Les ressources de la planète, poursuit Peccei, ne peuvent désormais plus appartenir à des individus, des entreprises, des nations ou des groupes par accident géographique, « pas plus que l’air que nous respirons ». Dans The Chasm Ahead, il cite en outre Maurice Guernier, un autre membre du Club de Rome, qui recommande que les pays en développement fondent leur industrialisation sur des accords avec les grandes entreprises de l’hémisphère nord. Quant aux objectifs de Peccei et du Club de Rome, ils sont précisés à la fin de The Chasm Ahead :

Tous les peuples sont effrayés et fascinés par les nouvelles technologies qu’ils ne comprennent pas et maîtrisent encore moins. Je pense qu’ils sont préparés depuis quelques années, et sous réserve, à reconnaître un nouveau modérateur mondial ou même une nouvelle autorité, établie par ceux qui maîtrisent les technologies ésotériques – les Quatre Grands 6 – même s’il s’agit d’une autorité lointaine, supranationale impersonnelle et indirecte.

La suite du propos de Peccei est aussi explicite :

Soyons brutal l’espace d’un instant. Une fois que les Quatre auront atteint un accord entre eux, ils auront le pouvoir de l’imposer et la grande majorité des gens n’auront d’autre choix que de l’accepter.

La dernière partie de l’article de « Malthus, Multinationals and the Club of Rome » fournit une illustration pratique des arguments développés au travers de l’ADELA (Atlantic Community Development Group for Latin America, i. e. Groupe de développement de la communauté atlantique pour l’Amérique latine). Ce fonds d’investissement fondé par l’influent Jacob Javits 7 avec l’aide d’Aurelio Peccei se composait de grandes entreprises américaines, européennes (dont Fiat) et japonaises. Son objectif affiché était d’aider au développement économique et social des pays d’Amérique latine en apportant des financements 8. Pour Golub & Townsend, l’ADELA incarne « les connexions entre le Club de Rome, l’industrie multinationale et les pays sous-développés ». Parmi les trente-six entreprises disposant de membres au sein du Club de Rome, quatorze étaient associées à l’ADELA au travers d’actionnaires ou de membres siégeant à son directoire. L’ADELA a par ailleurs commencé à opérer au Brésil seulement six mois après le coup d’État militaire. Ses projets intégraient l’exploitation forestière (pâte à papier), la fabrication en général, l’agriculture, la transformation agroalimentaire et halieutique, les biens d’équipement et l’industrie métallurgique. En parallèle de l’article de Golub & Townsend, l’USAID (feuille de vigne de la CIA) a publié sur son site le fac similé d’un rapport daté de 1964. Il recommandait l’établissement de banques d’investissement privées en Amérique latine au service de l’investissement privé et de l’intégration économique régionale. L’ADELA est explicitement mentionnée.

1 – Social Studies of Science, vol. 7, May 1977, pp.201-222, Sage Publications Inc. Nous avons lu sa version en fac-similés proposée sur le site JSTOR. Son accès est gratuit et nécessite seulement la création d’un compte.

2 – Henry Kissinger, mentor de Klaus Schwab du Forum de Davos, a déclaré qu’au cours des vingt dernières années de la vie d’Agnelli, il fut la personne la plus proche de lui.

3 – La place de la famille Agnelli dans l’écosystème du Groupe de Bilderberg est rapportée dans un article d’un site britannique dédié aux rencontres de l’organisation.

4 – Mansholt a participé aux 12e et 13e réunion du Groupe de Bilderberg, respectivement en 1963 et 1964, en tant que commissaire européen à l’Agriculture. Il occupa ce poste de 1958 à 1972 avant de prendre brièvement la présidence de la Commission.

5 – Soit un an après la « Tragédie des communs » de Garrett Hardin. The Chasm Ahead est disponible – moyennant la création d’un compte gratuit – sur le site Archive.org, qui l’a numérisé.

6 – Golub & Townsend précisent à l’époque : États-Unis, Communauté économique européenne, URSS, Japon.

7 – Nous renvoyons à sa notice sur Sourcewatch pour plus d’informations. Mentionnons juste qu’il y est écrit que Javits « a servi plus longtemps au Sénat américain que n’importe quel membre du Congrès. Sa carrière riche et variée à la Chambre des Représentants et au Sénat a couvert les administrations de sept présidents ».

8 – Nous compléterons avec une citation de l’article de l’universitaire Kathleen Domange, « Les entreprises américaines en Amérique latine : de l’Alena à un marché mondial intégré », in Intégration dans les Amériques – dix ans d’ALENA (ouvrage collectif), Presses Sorbonne Nouvelle, 2004 : « Les multinationales sont en effet devenues des acteurs politiques locaux incontournables, et elles agissent par le biais d’associations conjointes. Ainsi, l’ADELA (Atlantic Community Development Group for Latin America) créée au Luxembourg au début des années 1960, associe 235 des plus grandes banques industrielles des États-Unis, d’Europe et du Japon. Elle représente 23 pays, dont 5 pays latino-américains. Son capital est détenu pour un tiers par des multinationales américaines et elle fonctionne comme une joint venture permettant le partage d’une entreprise locale entre plusieurs investisseurs étrangers de nationalités différentes. L’ADELA agit aussi comme médiateur entre les institutions financières internationales et les pays en voie de développement. » (note 53)

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