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En 1968, le biologiste américain Garrett Hardin publia un article aux répercussions majeures. « The Tragedy of the Commons » (La tragédie des communs) critiquait les fondements de la gestion publique de ces espaces publics partagés. Son argument central postulait que cette gestion commune porterait en germes la ruine des écosystèmes par la faute des conduites individuelles qui pourraient y prospérer et engendrer des externalités négatives fatales.
Dans un numéro de la Revue d’histoire moderne & contemporaine daté de 2013 1, l’universitaire Fabien Locher dissèque les thèses de Hardin pour les réfuter et montrer son escroquerie intellectuelle – avec notamment l’amalgame pratique entre la propriété commune et le libre accès – ainsi que les sous-jacents idéologiques qui la caractérisent. Malgré cela, comme Locher le note d’emblée, l’influence de l’article de Hardin se poursuit de nos jours, plus d’un demi-siècle après son écriture. Avant de dérouler les autres parties de notre rapport, nous utiliserons ce cas des « communs » comme une synthèse qui illustre le glissement du discours conservationniste aux actifs naturels et donc à la marchandisation de la nature. Hardin sert en effet de père fondateur invoqué pour mettre en avant une approche néo-malthusienne et mercantile du gouvernement des ressources et de la fusion entre l’économie et l’écologie. En quelque sorte, son nom cautionne cette « écoconvergence » formulée par Maurice Strong lors de la quatrième édition du Congrès mondial du Wilderness.
Le profil de Garrett Hardin et l’écosystème dans lequel sa pensée s’est structurée sont capitaux. Locher rappelle que le biologiste a étudié à l’université de Chicago au cours des années 1930 sous le patronage de Warder C. Allee, figure de proue de l’écologie organiciste 2. Cet endroit était alors le chef de file de l’écologie scientifique américaine, aux côtés de la Carnegie. Dans les années 1930, l’écologie organiciste s’est concentrée sur la dynamique des populations et a tenté, précise Locher, de déterminer une loi dite de la courbe logistique (en « S »). Selon celle-ci, une population atteindrait fatalement une valeur-limite « imposée par des mécanismes internes et les conditions extérieures » 3. Sourcewatch fournit plusieurs éléments biographiques qui permettent de mettre les positions de Hardin en perspective et de comprendre la continuité des profils qui aujourd’hui se réclament de la protection des communs et du Wilderness 4.
Il est ici nécessaire, pour l’appréhender pleinement, d’opérer selon nous un distinguo entre l’écologie et l’environnement. Si ce dernier concerne la nature et tous ses éléments constitutifs, l’écologie s’applique à un spectre beaucoup plus large. Étymologiquement, l’écologie est l’étude de l’habitat, ou la science de la maison (oikos, ou οἶκος en grec ancien), cette maison étant ici la planète Terre. En d’autres termes, l’écologie s’applique au système mondial. Le système se définit comme un « ensemble d’éléments en interaction » 5 ou comme un « ensemble d’objets et les relations entre ces objets et entre leurs attributs » 6.
Hardin fut, en février 1969, un cofondateur de l’organisation NARAL Pro-Choice, i. e. pro-avortement (soit une incitation à limiter le nombre de naissances, conformément aux mantras néo-malthusiens). Dans le même esprit, il siégea au bureau consultatif de Californians for Population Stabilization. Cette structure au nom explicite, fondée en 1986, défend des politiques et des programmes qui réclament la stabilisation démographique « à un niveau qui préservera une bonne qualité de vie pour tous les Californiens ». En 1980, Hardin reçut le Margaret Sanger Award de la fédération américaine du Planning familial 7. Dans les années 1970 et 1980, il présida puis devint chairman honoraire de l’organisation Population-Environment Balance, qui promeut la « stabilisation de la démographie américaine ». En résumé, le profil d’Hardin est typique d’un néo-malthusien, partisan du contrôle privé des ressources et de la réduction démographique. Cette question des ressources, souligne Locher, est une conséquence directe de la Deuxième Guerre mondiale et de la Guerre Froide, qui ont fait de leur inventaire, de leur exploitation et de leur conservation « des enjeux vitaux ». Eugénisme et conservationnisme se trouvent ainsi liés dans un contexte de démo-ressourcisme.
Au sujet de Hardin, Locher apporte des éléments supplémentaires, comme son appartenance – à l’instar de Margaret Sanger – à l’American Eugenics Society, où il occupa des postes de direction durant les premières années de la décennie 1970. Il était en outre un farouche adversaire des politiques du Welfare State :
L’aide sociale, mais aussi la progressivité de l’impôt, sont pour lui autant de mesures qui contribuent au déclin de la société américaine en dégradant son patrimoine génétique. Parce que l’homme est son propre breeder 8, il doit en prendre conscience, démanteler ces institutions et concevoir des politiques publiques répondant à l’objectif d’amélioration des populations.
Quant aux communs eux-mêmes, le postulat hardinien, illustré par le pâturage, est le suivant : chaque individu trouve(ra) toujours intérêt à y rajouter l’une de ses bêtes. Par conséquent, la dégradation de la ressource est inexorable. Ce type d’argument se retrouve chez les ONG environnementalistes et d’organisations comme le Forum économique mondial qui se prononcent en faveur de la création et de la généralisation d’aires protégées.
Pourtant, précisait Locher en introduction de son article, l’argument d’Hardin – et donc, par extension, de ses héritiers – est invalidé en observant la gestion de longue date des forêts, des pâturages mais aussi des ressources halieutiques. Mais les pâturages pris comme exemple par Hardin, poursuit Locher, sont en partie une métaphore. Le bétail des pâturages symbolise également les enfants des éleveurs de bête, dont les besoins en subsistance menacent les ressources de déplétion.
En fin de compte, Hardin préconise une gestion impérative des ressources des communs, soit par des acteurs privés (donc entre autres, le recours au marché), soit au travers d’une instance politico-administrative supérieure au moyen de politiques publiques de conservation. Cette approche a contribué – en parallèle du rapport Meadows du Club de Rome – à présenter le marché comme la solution aux enjeux environnementaux au cours des années 1970, sous la forme que nous connaissons aujourd’hui :
Les dégradations environnementales sont attribuées à des déficits d’extension de la propriété privée : les entités non appropriées n’étant pas monétarisées, leur usage est gratuit et sans limite, ce qui cause leur dégradation. La solution : créer de nouveaux droits de propriété, afin d’atteindre une situation où la monétarisation de l’environnement décourage sa détérioration et permet d’atteindre une pleine efficacité économique. Le corollaire : retrait de l’État, démantèlement des réglementations environnementales et des services publics, privatisation des ressources – par exemple des nappes phréatiques. (Locher)
Hardin a été critiqué à plusieurs reprises. Fabien Locher cite ainsi Elinor Ostrom, une scientifique américaine prix Nobel d’économie de 2009, et son livre Governing the Commons. Le profil d’Ostrom nous semble pourtant dans la continuité de l’écoconvergence. Elle fut par exemple membre du directoire du Stockholm Resilience Centre et membre du groupe consultatif senior de la Fondation MacArthur, très présente dans l’écosystème environnementaliste. Mais elle coécrivit surtout un essai avec – entre autres – Robert Costanza, en 2001. Comme nous le verrons ultérieurement, Costanza publia dans Nature, en 1997, un article fondateur destiné à évaluer la valeur mondiale des services écosystémiques fournis par la nature, i. e. de quantifier monétairement ces « actifs naturels », ce « natural capital » comme le titrait l’article.
1 – Locher (Fabien), « Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la « Tragédie des communs », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2013/1 (n°60-1), pp.7-36. Cet article est accessible gratuitement dans son intégralité sur le site Cairn.info. Nous avons utilisé cette version.
2 – Pour une explication de cette approche, voir l’article très intéressant de Donato Bergandi, « Les métamorphoses de l’organicisme en écologie : de la communauté végétale aux écosystèmes », Revue d’histoire des sciences, 52-1, 1999, pp.5-32.
3 – Fabien Locher rappelle que cette loi a été soumise par Raymond Pearl, universitaire majeur à John Hopkins et soutenu financièrement par la Fondation Rockefeller.
4 – Le pedigree complet de Garrett Hardin peut par ailleurs être lu sur le site de la Garrett Hardin Society.
5 – Von Bertalanffy (Ludwig), Théorie générale des systèmes, p.32. Il s’agit ici d’une traduction erronée du titre original, General System Theory, soit la « Théorie du système général », bien plus pertinent. Garrett Hardin fut d’ailleurs membre de l’International Society for the Systems Sciences, impulsée à la Stanford en 1954 notamment par le même von Bertalanffy.
6 – Hall et Fagen, cités dans Watzlawick (Paul), Helmick Beavin (Janet), Jackson (Don D.), Une logique de la communication, p.18.
7 – Nous relèverons le nom de plusieurs autres lauréats de diverses années : John D. Rockefeller III (frère du financier David et de Laurance, qui fut une figure influente du New Age et proche de Maurice Strong), Ted Turner (qui s’est prononcé en 2013 pour réduire la population mondiale à environ deux milliards de personnes et a fondé & dirigé la United Nations Foundation avec le soutien de son ami Maurice Strong), ou encore Hillary Clinton.
8 – Reproducteur, sélectionneur reproductif.
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